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Lorsque la filature s’installe à Mantes-la-Jolie en 1916, quai de la Tour, dans les anciens locaux d’une chapellerie, c’est l’un des fleurons de l’industrie textile en France. Elle a été fondée le 14 février 1872 par les frères Le Blan à Lille, dont l’un est président de la Chambre de commerce et d’industrie de la région.

Au plus fort de la Première Guerre mondiale, c’est Julien, l’un des héritiers, qui va être directeur de l’usine de Mantes et employer une centaine d’ouvriers (56 sont des réfugiés du Nord et 50 habitants du Mantois) ; son frère Emile dirige la filature établie à Lille. Toujours durant le premier conflit mondial, est fondée en 1917, la Société immobilière d’industrie textile, chargée d’acquérir des terrains. C’est ainsi qu’elle achète sur Mantes-la-Ville en 1920, pour construire une filature qui comptera jusqu’à 600 salariés dans cette localité. Une seconde filiale est constituée en 1919, la Société immobilière de Mantes-la-Ville, pour « l’achat, la construction ou la prise en location d’immeubles destinés au logement salubre des ouvriers et employés », d’où la Cité-jardins à Mantes-la-Ville.

Mais que l’on ne s’y trompe pas. Sous des dehors paternalistes, avec cette cité ouvrière, la filature Le Blan cherche surtout à fidéliser ses salariés, qui auraient pu aller, par exemple, travailler dans les lutheries qui rémunèrent mieux leurs employés. Et la coopérative « La Nouvelle Famille », constituée dans la région le 22 mai 1918, indirectement à son initiative, pour ne s’adresser qu’aux seuls travailleurs de la filature, est de la même veine. Ainsi, l’emploi, le logement, l’alimentation, l’habillement et même les loisirs sont-ils sous la coupe directe ou indirecte de la Société.

La Société Le Blan est adhérente au syndicat patronal du textile depuis 1884 ; celui-ci a pour but de « défendre les intérêts moraux et professionnels des industries textiles et de leurs collaborateurs, ingénieurs, directeurs, employés et ouvriers ». Mais qu’en est-il vraiment de cette profession de foi à Mantes-la-Ville.

Voici le témoignage de Simone Deshumeurs, née le 20 novembre 1912, qui va y travailler le 21 novembre 1925, à 13 ans et un jour. Ses parents ont répondu à l’une des nombreuses annonces sur l’embauche de « fillettes de 14 à 16 ans ». La Société respecte ainsi la législation sur le travail des enfants : la petite Simone a terminé sa scolarité aux dernières vacances d’été et elle est sur sa quatorzième année. De tous temps, les filatures ont fait travailler les enfants ; au 19e siècle, les industriels du textile ont grondé, au nom de « la liberté de l’industrie et du droit des parents à choisir le travail de leurs enfants », contre la scolarité obligatoire jusqu’à 13 ans. La petite taille des enfants leur permet d’accéder sous un métier afin de remédier à un quelconque blocage.

Simone Deshumeurs se souvient de cette maudite sirène qui sonnait chaque jour à 4h 45 du matin, pour embaucher à 5h précises. Habitant dans le haut de Mantes-la-Ville, la petite fille courait à travers champs, puis dans les rues sombres, pour être à l’heure. Sinon, raconte-t-elle, « on était reçue par le contremaître, là-haut dans la verrière, sous le regard de tout l’atelier. A peine une minute de retard et la filature nous retenait une heure sur notre paye ».

Et les amendes, pour une parole de trop au travail, quand le fil casse ou s’enroule mal sur la bobine. Simone gagne moins de 20F par mois, une femme un peu plus, mais toujours moins qu’un ouvrier. Voilà pourquoi la filature emploie une majorité d’ouvrières et des enfants. Encore en 1931, Ouest-France publie qu’elle « recherche des familles ouvrières, principalement des jeunes filles. »

« Les jours où monsieur Le Blan visitait les ateliers, en plus du travail à nos machines, nous devions balayer le moindre fil à terre », dit encore Simone Deshumeurs. Elle se rappelle aussi « la caisse en bois en bout du métier, qui servait à entreposer nos effets et le manger de toute l’équipe, tout cela dans un air surchauffé et humide, sans aération, pour mieux travailler le coton ». En effet, ce textile doit se travailler sous une température moyenne de 28° et avec une hygrométrie de 60% d’humidité.

Et ces accidents du travail qui ne sont pas rien ; le Journal de Mantes du 15 août 1923 relate l’amputation de l’index et du majeur « d’une jeune fille de Mantes qui a eu sa main droite broyée par une pièce de sa machine ».

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Voici en 1924, Simone Deshumeurs

Certes, Simone Deshumeurs, jeune maman, mettra son fils à la crèche de la filature. Elle disposera d’une entrée gratuite au cinéma tenu par le patronage catholique à Mantes-la-Jolie. Et elle répondra présente aux bonnes œuvres dispensées par la filature et dont la presse se fait l’écho, comme cette quête en faveur de la pouponnière et des enfants malades de l’hôpital : « M et Mme le Directeur, 50F ; M et Mme l’Ingénieur, 15F ; Personnel, 581F, 25 ». Non, Simone ne manque pas de charité chrétienne, mais comment refuser de donner, même avec un petit salaire, lorsque la collecte est présentée avec en tête le directeur et l’ingénieur ?

En 1940, Simone Deshumeurs remplace à la Cellophane son époux prisonnier de guerre en Allemagne. Autre usine de l’industrie textile et autre exploitation, mais ceci est aussi une autre histoire.

Durant l’Occupation, Jacques Le Blan, directeur de la filature, est membre du conseil municipal de Mantes-la-Ville désigné par le maréchal Pétain, comme MM. Lefèvre-Selmer et Dolnet, fabricants d’instruments de musique, M. Coudant directeur des Ciments français ou M. Renard industriel. Ce conseil municipal débaptise les rues René Valognes, Francisco Ferrer, Marcel Sembat, Louise Michel, Camélinat, Robespierre et Roger Salengro ; la rue Karl Marx était déjà devenue rue Parmentier en février 1941. Cela aussi est une autre histoire.

En 1961, La Société Le Blan ferme sa filature de Mantes-la-Ville et repart vers le Nord faire fructifier ses profits. Elle laisse 200 ouvrières sur le carreau.

Texte et photo fournis par